Jeu de go et géopolitique de la Chine : intérêts et limites d’une lecture « ludique » des conflits

22 mars 2021

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Le monde en carte (c) Unsplash

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Jeu de go et géopolitique de la Chine : intérêts et limites d’une lecture « ludique » des conflits

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Les mers de Chine orientale et méridionale sont le théâtre de conflits géopolitiques et territoriaux particulièrement médiatisés et étudiés, contribuant à une territorialisation de l’espace maritime (ZEE, Montego Bay 1982). Or, pour rendre intelligibles les influences multiples qui s’y déploient, il est devenu courant de comparer celles-ci à une partie de jeu de go entre la Chine et le reste du monde.

Le jeu de go, appelé également weiqi (« wei-chi » en chinois) et paduk ou baduk (en coréen), est un jeu qui se joue à deux sur un plateau appelé goban[1]. Celui-ci est quadrillé de 19 lignes sur 19, définissant 361 intersections (figure 1). Il existe des plateaux plus petits destinés à l’apprentissage (13×13, 9×9). Chaque joueur place sur le goban, chacun son tour, des « pierres » noires ou blanches selon la couleur attribuée à chacun des deux joueurs. Le joueur ayant les pierres noires est le premier à jouer. Chaque joueur joue à tour de rôle une pierre sur une des intersections libres du plateau. L’objectif principal est d’y délimiter des territoires et d’y concentrer le maximum d’intersections libres, chacune d’entre-elles équivalant à un point.

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LE VOCABULAIRE DU JEU DE GO : UN VOCABULAIRE GÉOGRAPHIQUE ET GÉOPOLITIQUE COMPLET ET ACTUEL

            Le jeu de go se déploie sur toute la surface du plateau de jeu qu’on appelle goban. Celui-ci se compose d’intersections où les joueurs peuvent déposer librement leurs pierres afin d’y créer des groupes aux formes diverses. Il a toutes les caractéristiques du fond de carte sur lequel on vient déposer des figurés afin de diffuser des informations. Aussi, à l’instar de la cartographie, tout un langage, tout un vocabulaire est utilisé pour caractériser les différentes combinaisons de coups et pour définir les formes visibles sur le plateau. Ce vocabulaire renvoie au vocabulaire cartographique parce qu’il a vocation à qualifier des points, des lignes et des surfaces produits par les pierres (figure 2). Et dans certains cas, ce vocabulaire du jeu de go traduit des notions géographiques comme le territoire, la frontière, l’influence.

Figure 1

Figure 2

1/ Des points, des lignes, des surfaces…

Du point de vue du vocabulaire propre aux figurés ponctuels d’abord, on remarque que le jeu de go en possède quelques-uns, liés le plus souvent aux combats. On relève par exemple les mots « pincer », « pousser », « capturer », « faire prisonnier », atari (menace de capture d’une ou plusieurs pierres) ou faire un ko (« éternité » : une bataille qui ne s’arrête jamais), « se connecter » (tsugi), « extension » (tobi). Rappelons que ce jeu permet de placer sa pierre n’importe où sur les intersections libres. Une fois posée, la pierre ne peut plus être déplacée. Son placement est donc situationnel. Les intersections peuvent être considérées comme des coordonnées qui relèvent de la géographie. Certaines d’entre elles sont directement signifiées par un point noir sur le goban. Il s’agit des neuf hoshi (étoile) bien visibles sur l’illustration (figure 1). Ces intersections sont très symboliques et apparaissent autant comme des repères visuels que comme des lieux stratégiques.

Figure 3

On retrouve à ce titre, à une échelle que l’on pourrait qualifier de régionale, l’éparpillement de la présence chinoise en mer de Chine méridionale sur ce que les Chinois appellent les shā, ces morceaux de terre libre de toute souveraineté, que ces derniers transforment en île. On peut comparer ces objets maritimes aux intersections libres sur lesquelles les États, en l’occurrence la Chine, pourraient placer leurs « pierres de go ».

En outre, la juxtaposition de pierres les unes à côté des autres permet la création de groupes de pierres formant des lignes, des chaînes. Celles-ci sont décrites par un vocabulaire qui fait écho aux figurés linéaires.

Figure 4

Ces groupes sont primordiaux dans l’élaboration de chaînes de pierre délimitant des territoires. Si les pierres, disposées seules sur le goban, pouvaient être envisagées comme des entités à faible influence, elles se transforment en actrices à fort potentiel de polarisation dès lors qu’elles forment des groupes très longs et ou vivants[2] ou des formes de pierres (figure 4)[3]. Le vocabulaire du jeu de go est assez diversifié, là aussi, lorsqu’il s’agit de caractériser la forme et la fonction de ces groupes de pierres linéaires : on parle de « chaîne » de pierres, de « groupe ». On peut les caractériser en fonction de leur concentration et de leur rôle sur le moment : un « dragon » lorsqu’il s’agit d’un groupe qui se déploie sur toute la superficie du goban, ou un « tigre » lorsque le groupe prend en chasse un autre groupe de pierres pour l’entourer et le capturer. Certaines formes de groupes ont également des noms assez spécifiques impliquant une idée de déplacement, de mouvement. C’est le cas du shicho (échelle, escalier) ou geta (le filet).

Figure 5

Toujours avec le cas de la Chine, cette logique linéaire peut renvoyer au déploiement de la présence chinoise le long de l’océan Indien, selon la stratégie dite du « collier de perles ».

Celle-ci voit s’opposer la Chine à l’Inde et ses alliés .

Le collier de perles chinois et les puissances rivales (EU et OTAN)

Sur la carte en figure 5, on peut voir la présence des ports et bases chinoises ou sous influence chinoise (figurés ponctuels noirs). Ceux-ci sont disposés le long du littoral indien, formant une ligne entourant l’océan depuis Hong Kong jusque Lamu au Kenya. On retrouve d’une certaine façon la stratégie de points et de lignes propre au jeu de go : disposer ses pierres sur les intersections les plus stratégiques afin d’y déployer son influence lorsque viendra le moment de créer des territoires. On note la présence également de figurés ponctuels rouges qui caractérisent des bases et des flottes américaines ou de l’OTAN dans l’océan Indien. Cette seconde information permet de visualiser l’antagonisme sino-étatsunien dans cet espace maritime. On voit ainsi apparaître clairement les espaces où l’influence de la Chine semble plus restreinte du fait de la présence des bases américaines (péninsule arabique). À l’inverse, la mer de Chine et l’Asie du Sud et de l’Est apparaissent plus nettement sous influence chinoise (surconcentration de bases chinoises). Cependant, une telle carte, une telle pratique ludique de ces tensions, ne met pas en avant les enjeux propres aux espaces maritimes en termes de ressources notamment.

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Enfin, puisque le but du jeu est de créer des « territoires » remplis d’intersections libres, on retrouve plusieurs mots en lien avec l’idée de surface, d’espace. Le mot « territoire », déjà, est la clef de voute du jeu puisque c’est sa taille qui conditionne la victoire. Celui-ci entraîne une série de variantes liée, là encore, à la stratégie et à la situation. On parlera de moyo pour désigner une zone d’influence représentant un territoire potentiel. On pensera « dilatation » ou « érosion » en fonction de l’évolution de celui-ci.

Là encore, le cas chinois en mer de Chine méridionale illustre cette notion d’influence (figures 6). En effet, la présence des îles et bases chinoises dispersées dans cette mer permet à la Chine d’y revendiquer une ZEE s’étalant jusqu’au large de la Malaisie.

Figure 6

                                    Limites des revendications territoriales et maritimes

 

2/ Une notion au cœur du jeu, la frontière

Ainsi, on se rend compte que le jeu de go présente un espace particulier, très subjectif, puisqu’il est fait de la projection des intentions des joueurs. C’est un espace en construction et en reconstruction permanente, entre patrimonialisation et destruction, entre espace sanctuaire/sacré, zone de conflits et zone d’échange.

C’est également un jeu où le concept de frontière, notion omniprésente en histoire, géographie et géopolitique, se déploie dans toute sa complexité. Un jeu soumis à une certaine temporalité aussi, en lien avec les échelles.

En effet, le jeu de go se divise en trois parties où les différents types de frontières se manifestent. Le début de partie (le fuseki), est le moment où le goban se partage en zones « sous influence » directe ou plus diffuse puisque les joueurs ne font que disposer des pierres pour prendre le contrôle virtuel du plateau. C’est le moment où s’édifient des constellations aux formes et aux intentions variées (figure 4). En général, ce sont les coins qui sont les premiers disputés. Le milieu de partie (le chuban) fait apparaitre clairement des forteresses quasiment imprenables, des zones tampons, voire des fronts pionniers. Enfin, la fin de partie (le yose) est celle où se consolident définitivement les territoires (figures 2 et 7).

Retour sur la figure 2 : En fin de partie, on compte les points en fonction des territoires et des intersections libres s’y trouvant. Ici blanc a environ 68 intersections libres, et noir presque 80 intersections libres. À cela il faut ajouter les pierres prisonnières marquées d’une croix. Noir a gagné.

Figure 7

On voit bien les frontières verticales blanches le long des lignes D et Q. On remarque aussi la matéralisation d’un front pionnier blanc depuis la ligne 16 jusqu’à la ligne 7. Noir a préféré construire ses territoires en bas du plateau et il a sans doute cherché à étendre son influence vers le haut. Mais blanc a poussé depuis le haut vers ce moyo noir au centre, et a percé ses défenses, tout en consolidant ses propres territoires sur les bords à droite et à gauche. Au final, cette invasion n’a pas suffi pour que blanc remporte la partie.

Indéniablement donc, le jeu de go offre bien des outils pour comprendre et commenter à différentes échelles des situations de tensions et de conflits entre plusieurs acteurs. Il est plus qu’un simple jeu. Il est intimement lié à la géographie, et est parfaitement en phase avec les nouvelles réalités de la guerre et des conflits.

Toutefois certains aspects permettent de fortement nuancer son usage dans les analyses géopolitiques.

LES LIMITES DU JEU DE GO DANS L’ANALYSE GÉOPOLITIQUE

1/ La diversité des acteurs

Si l’espace du goban est construit par les deux joueurs, dans la réalité, la multiplicité des acteurs génère des espaces d’exercice d’influence et d’action multiples voire contradictoires.

Cumuler ces deux paramètres qualitatifs (de l’espace et des acteurs en présence) rend complexe, voire inappropriée, toute approche géopolitique par le jeu de go.

À l’inverse des échecs (voir encadré*), les pierres du jeu n’ont pas de fonctions intrinsèques. Les pierres en jeu sont caractérisées par leur situation sur le plateau. Dans la réalité, la situation physique d’un acteur (individuel ou collectif) revêt à la fois une dimension quantitative (le nombre d’acteurs employés sur un lieu donné) mais aussi qualitative (son rôle, ses pouvoirs) alors que dans le jeu de go les pierres et l’espace demeurent les mêmes.

En géopolitique et en géographie, il existe des acteurs spécifiques. Il s’agit des acteurs publics comme les États avec leurs forces armées ou des organisations intergouvernementales, des entreprises privées à toutes échelles (des FTN aux pêcheurs), et de la société civile organisée ou non (ONG, associations, citoyen). Chacun de ces acteurs pèse plus ou moins sur le territoire en fonction de son nombre et de sa fonction. Or dans le jeu de go, il n’y a pas de pouvoirs ou de rôles différents attribués aux pierres en jeu. La particularité de ce jeu, c’est bien l’indifférenciation de toutes les pierres entre elles. Aussi, seules les positions des pierres les unes par rapport aux autres conduisent à favoriser tel ou tel joueur. Ainsi, les logiques développées dans le jeu de go prennent tout leur sens dans le monde réel uniquement lorsque les deux adversaires emploient exclusivement les mêmes armes, autrement dit, des pierres/acteurs identiques. Or, dans les faits, les conflits ne peuvent être présentés comme suivant une logique de « jeu de go », car le rapport de puissance entre les acteurs n’est jamais identique, uniforme.

Est-ce qu’une base navale chinoise dans les Spratleys pèse autant qu’une base indonésienne ou philippine ? À titre de comparaison, l’ordre de bataille de la Chine en 2016-2017, d’après des données japonaises de 2015, se composait de plus de 870 navires, pour près de 1,5 million de tonnes, dont 90 grands navires chinois pour un tonnage de plus de 700 000 tonnes[4]. La marine philippine se compose à titre de comparaison de 6 frégates, de 11 corvettes, et d’une quarantaine de patrouilleurs. Quantitativement et qualitativement parlant, sur une carte, les « pions » chinois pèsent bien plus lourd que ceux des Philippines.

2/ Le goban, un espace comme un autre ?

De même, le goban est un espace uniforme sans altérité ni relief, sans aménité ni ressources. Or, les conflits sont le plus souvent des effets ou conséquences de convoitises de ressources, inégalement réparties sur et dans l’espace terrestre et maritime.

Est-ce que l’espace riche en hydrocarbure et en passage de navires commerciaux de la mer de Chine méridionale est un espace « de jeu » géostratégiquement équivalent à celui de l’océan Indien ? Est-ce que les bases chinoises ou étatsuniennes déployées en mer de Chine ont la même influence, le même poids que lorsque positionnées dans l’océan Indien ? On peut répondre par la négative, car ces deux espaces n’ont pas les mêmes potentialités, les mêmes enjeux.

En somme, le goban est un espace idéal, dépourvu d’enjeux. C’est un espace plat et lisse qui rappelle plus une mer que l’intérieur d’un continent. À ce titre, on remarque que la plupart des mentions du jeu de go pour qualifier des conflits sont ceux en mer de Chine, jamais sur le continent asiatique. Mais, même les mers et les océans qu’on peut penser uniformes ne le sont pas. Au même titre que les terres du globe, ces espaces sont on ne peut plus territorialisés par des acteurs très différents : États, mais aussi entreprises privées (énergie, tourisme), pêcheurs, société civile. Et ils regorgent de ressources inégalement réparties.

Dans un cas comme dans l’autre, l’espace du goban est un espace théorique peu enclin à matérialiser une réalité géopolitique et ou géographique.

DEUX OUTILS D’ANALYSE : L’ANTICIPATION SCALAIRE ET L’INITIATIVE D’ACTION

 

Que reste-t-il, alors, du jeu de go pour analyser et comprendre les conflits du monde, quelle que soit l’échelle ? Au-delà d’un vocabulaire utile, que pouvons-nous emprunter au jeu de go pour la recherche ou l’analyse en géopolitique ?

1/ L’anticipation scalaire

 

            Le jeu de go, de par sa tendance à porter l’influence du plus simple coup à l’ensemble du goban, est idéal pour prendre conscience de la dimension multiscalaire et systémique de tout conflit. À ce titre, il reste pertinent dans ce cas précis pour des analyses géopolitiques et géographiques de phénomène réel.

En effet, lors du jeu, il faut à tout moment de la partie anticiper à toutes les échelles les coups joués : un coup joué dans un des coins peut avoir une incidence sur une action menée de l’autre côté du plateau (pour les initiés, c’est le cas très fréquent du shicho ou escalier visible en figure 4). Une séquence de coups peut avoir un effet direct profitable au joueur blanc à une échelle locale (un coin du plateau), mais une résolution et un impact global sur l’ensemble du plateau profitable au joueur blanc. Cette particularité du jeu de go, qui est indispensable pour gagner les parties, peut être nommée anticipation scalaire.

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Cette grille de lecture du jeu est applicable aux analyses géopolitiques. On la retrouve par exemple dans les « conflits d’aménagement », où l’on note l’importance d’une anticipation scalaire lorsqu’un projet décidé à un échelon national rentre dans le réel des habitants, des acteurs et usagers locaux (on peut penser au cas de la ZAD de Notre Dame des Landes). Anticiper les effets d’un tel aménagement, à toutes les échelles et tous les échelons, permet d’éviter ou de limiter les conflits qu’il pourrait générer ailleurs dans le territoire et à une autre échelle, et dont le résultat ne serait finalement pas bénéfique. Cela est également valable pour les « conflits post-modernes » aux formes particulières et complexes : mafias, prises d’otages, terrorisme international, trafic de drogues, d’armes ou de personnes, dont l’anticipation scalaire peut être assimilée aujourd’hui à des mesures visant à anticiper les effets de ces conflits. C’est le cas de la surveillance, de la suspicion, de la privatisation de la coercition militaire, du fichage ou du profilage numérique. Ces conflits post-modernes n’envisagent pas les interactions entre les différents acteurs d’une façon uniforme, linéaire, frontale et formelle, mais plutôt sous forme asymétrique, de synapses, voire de rhizomes. Or, le jeu de go, malgré des pierres uniformes, force à raisonner de façon réticulaire et scalaire.

2/ L’initiative d’action

Enfin, au-delà du positionnement des pierres sur le plateau, ce qui détermine la victoire c’est la capacité d’un des joueurs à conserver l’initiative (sente) tout au long des échanges de « coups » (voir encadré, les Dix préceptes de Wang Chi Shin). En effet, le jeu de go conduit à des enchaînements de coups qui correspondent à deux tendances : soit il s’agit d’une distribution spatiale des pierres en fonction des objectifs désirés comme c’est le cas en début de partie quand le plateau est peu rempli (positionner une pierre à un endroit particulier en vue d’y déployer son influence). Soit il s’agit d’un enchaînement de coups où l’un des joueurs agresse l’autre directement (en plaçant une pierre au contact d’une pierre adversaire par exemple) ou en envahissant un espace sous influence de l’adversaire. Le premier qui agit, qui a l’initiative (ou sente), impose son rythme à l’autre qui est alors désavantagé et obligé de répondre aux coups pour limiter les dégâts (on dit qu’il est gote).  Cet aspect du jeu de go, où il y a une distinction entre le joueur sente et le joueur gote, peut être appliqué aux analyses géopolitiques des conflits : qui détient l’initiative et impose le rythme ? Qui est celui qui est gote (qui subit les coups de l’adversaire, qui doit répondre aux agressions) ? Très souvent, dans une partie, le dernier joueur en possession du sente est souvent celui qui gagne la partie. Cela ouvre des portes de compréhension et d’analyse très intéressantes dans les rapports entre puissances, entre États, entre acteurs politiques, privés et civils à toutes les échelles.

Conclusion

Ainsi, au terme de cette analyse, on peut affirmer que parler du jeu de go pour caractériser la géopolitique de la Chine n’est pas suffisamment pertinent. Le jeu de go est certes un jeu stratégique d’origine chinoise, mais ça ne fait pas de lui l’incarnation ou l’application des stratégies et de la géopolitique de la Chine et d’autres pays d’Asie où le jeu est pratiqué. Indéniablement, le jeu de go apporte une autre profondeur au vocabulaire géographique pour décrire des conflits tant ces derniers sont au cœur du jeu. Pour autant, malgré l’importance de la dimension scalaire et de l’initiative dans la pratique du jeu, aspects très utiles en géopolitique et en géographie, le go demeure un jeu à la portée géopolitique limitée. Si de prime abord, le jeu apporte du vocabulaire et des stratégies qui ont pu influencer des stratèges par le passé, il reste trop idéal : son espace et ses pierres sont trop simplistes pour servir de modèle descriptif et d’analyse précis des conflits qui existent aujourd’hui.

Evoquer le jeu de go pour décrire les tensions en mer de Chine méridionale, comme ce fut le cas ces dernières années dans quelques revues géographiques et géopolitiques[5], n’a d’intérêt que pour la forme (des points dispersés sur une carte). Par contre, dans le fond, le jeu est trop réducteur : absence de la nature des stratégies déployées par les acteurs, non prises en compte des ressources, de l’inégale capacité d’action des acteurs, de la nature du terrain.

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Distinction entre échecs et jeu de go par Gilles Deleuze et Félix Guattari :

« A lui tout seul, un pion de go peut annihiler synchroniquement toute une constellation, tandis qu’une pièce d’échecs ne le peut pas (ou ne le peut que diachroniquement). Les échecs sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un front, des arrières, des batailles. Mais une guerre sans ligne de combat, sans affrontement et arrières, à la limite sans bataille, c’est le propre du go : pure stratégie, tandis que les échecs sont une sémiologie. Enfin, ce n’est pas du tout le même espace : dans le cas des échecs, il s’agit de distribuer un espace fermé, donc d’aller d’un point à un autre, d’occuper un maximum de places avec un minimum de pièces. Dans le go, il s’agit de se distribuer dans un espace ouvert, de tenir l’espace, de garder la possibilité de surgir en n’importe quel point : le mouvement ne va plus d’un point à un autre, mais devient perpétuel, sans but ni destination, sans départ ni arrivée. Espace « lisse » du go, contre espace « strié » des échecs. Nomos du go contre État des échecs, nomos contre polis. C’est que les échecs codent et décodent l’espace, tandis que le go procède tout autrement, le territorialise et le déterritorialise (…) »

DEULEUZE G. et GUATTARI F., Capitalisme et schizophrénie II. Mille Plateaux, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », 1980, 2009, pages 436-437

Les Dix préceptes du Go de Wang Chi Shin

Voici dix préceptes du go dont la paternité serait attribuée à Wang Chi Shin (haut gouverneur de la dynastie Tang (618-907)) et retranscrites sur la première page du recueil des parties du grand maître de go japonais Honinbo Shusaku (1829-1862) en 1897 (Répercussion de la prise des pierres précieuses). Ces préceptes rappellent fortement des préceptes de stratégie militaire, comme visible dans Le traité des cinq roues de Miyamoto Musashi ou L’art de la guerre de Sun Tzu.

« La gourmandise n’apporte pas la victoire.
Pénétrer la sphère gentiment et facilement.
Si vous attaquez votre adversaire, surveillez vos arrières.
Abandonnez le menu fretin ; combattez pour l’initiative.
Laissez tomber le petit, accrochez-vous au gros.
Si vous êtes en danger, abandonnez quelque chose.
Soyez prudent, ne vadrouillez pas de-ci de-là sur tout le goban.
Rendre coup pour coup si nécessaire.
Si votre adversaire est fort, protégez-vous.
Si votre groupe est isolé au centre d’une influence adverse, choisissez la voie pacifique. »

Notes

[1] Le vocabulaire du jeu de go en France emprunte surtout au vocabulaire spécifique japonais. Les mots les plus courants dans le jeu seront ici mis dans la langue française et ou la japonaise avec leur traduction entre parenthèses.

[2] C’est à dire qui ne peut être capturés.

[3] Les figures 2 et 4 proviennent de https://arras.jeudego.org/ (dernière consultation 23 avril 2020).

[4] https://navy-korabel.livejournal.com/124738.html

[5] Par exemple :

https://www.huffingtonpost.fr/philippe-du-fresnay/jeu-de-go-en-mers-de-chine_b_2089610.html

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20140319trib000820797/jeu-de-go-en-mer-de-chine-des-ilots-a-fleur-de-peau.html

https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/mer-de-chine-l-autre-poudriere

https://savoirs.rfi.fr/fr/comprendre-enrichir/geopolitique/jeu-de-go-en-mer-de-chine

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À propos de l’auteur
Benoît Millequant

Benoît Millequant

Doctorant en géographie et aménagement du territoire (TVES ULR 4477) Professeur agrégé d’histoire et géographie au lycée Sainte-Marie de Beaucamps-Ligny.

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